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J'avais seulement douze ans la première fois que j'ai lu Dracula de Bram Stoker. Je voulais lire un livre effrayant: lassée des Chair de poule, je me suis alors tournée vers ce classique de la littérature anglaise. Je me souviens encore de ces soirées : je lisais ce livre, tout en regardant de temps à autre la fenêtre dans la crainte d'y voir soudain apparaitre un vampire. J'ai adoré ce livre non seulement parce qu'il était terrifiant mais aussi parce qu'il contenait beaucoup d'érotisme. Des années plus tard, j'ai vu le film de Coppola que j'aime toujours énormément. Je vais donc aujourd'hui m'amuser à comparer le livre de Bram Stocker et le film de Coppola.
I)Bram Stoker's Dracula: une fidélité au livre revendiquée.
Un bon point de départ me semble être le titre original du film de Coppola: Bram's Stoker's Dracula. D'emblée, ce titre suggère un retour aux sources: le personnage de Dracula est peu à peu devenu un mythe autonome, qui a en partie échappé à son créateur pour devenir le héros de films, bandes dessinées, jeux vidéos...En appelant son film Bram Stoker's Dracula (= le Dracula de Bram Stoker pour les non anglicistes), Coppola revendique donc sa fidélité au roman original de Bram Stoker. Et en effet, à l'exception notable de l'histoire d'amour entre Dracula et Mina (sur laquelle je reviendrais plus tard), le film suit scrupuleusement l'intrigue du livre: l'arrivée de Jonathan au château de Dracula en Transylvanie, les souffrances de la malheureuse Lucy, l'attaque de Mina et enfin la traque du vampire. En outre, le film est fidèle au genre même de ce roman qui est un roman épistolaire. En effet, dans le livre, l'histoire est racontée à travers les journaux intimes des personnages principaux, les lettres qu'ils s'échangent, des articles de journaux et même des télégrammes. Même dispositif dans le film: tantôt c'est Jonathan qui nous raconte (en voix off) ce qui lui arrive, tantôt Mina, Jack Seward ou Van Helsing. On voit Mina taper à la machine (comme dans le livre où elle apprend ainsi la sténographie) tandis que Jonathan écrit son journal à la main et que le docteur Jack Seward enregistre ses rapports à l'aide d'un phonographe... Des lettres et des gazettes apparaissent même à l'écran. Pour autant, le roman de Bram Stoker n'est pas la seule source d'inspiration du film de Coppola. Les longs ongles de Dracula et son ombre qui se profile sans cesse sur les murs font évidemment penser à Nosferatu de Murnau.
II)L'érotisme du vampirisme.
Dans le livre de Bram Stoker, Jonathan Harker, en visite chez le Comte Dracula, se retrouve nez à nez avec trois étranges jeunes femmes:
"Sans bouger, je regardais la scène à travers mes paupières à demi fermées, en proie à une impatience, à un supplice exquis.
La blonde s'approcha, se pencha sur moi au point que je sentis sa respiration. L'haleine ,en un sens, était douce, douce comme du miel et produisait sur les nerfs la même sensation que sa voix, mais quelque chose d'amer se mêlait à cette douceur, quelque chose d'amer comme il s'en dégage de l'odeur du sang.Je n'osais pas relever les paupières, mais je continuais néanmoins à regarder à travers mes cils, et je voyais parfaitement la jeune femme, maintenant agenouillée, de plus en plus penchée sur moi, l'air ravi, comblé. Sur ses traits était peinte une volupté à la fois émouvante et repoussante et, tandis qu'elle courbait le cou, elle se pourléchait réellement les babines comme un animal, à tel point que je pus voir à la clarté de la lune la salive scintiller sur les lèvres couleur de rubis et sur la langue rouge qui se promenait sur les dents blanches et pointues. Sa tête descendait de plus en plus, ses lèvres furent au niveau de ma bouche, puis de mon menton, et j'eus l'impression qu'elles allaient se refermer sur ma gorge. Mais non, elle s'arrêta et j'entendis un bruit, un peu semblable à un clapotis, que faisait sa langue en léchant encore ses dents et ses lèvres tandis que je sentais le souffle chaud passer sur mon cou. Alors, la peau de ma gorge réagit comme si une main approchait de plus en plus pour la chatouiller, et ce que je sentis, ce fut la caresse tremblante des lèvres sur ma gorge et la légère morsure de deux dents pointues. La sensation se prolongeant, je fermais les yeux dans une extase langoureuse. Puis j'attendis-j'attendis le cœur battant."
L'érotisme est ici à son comble. Le plaisir que ressent la femme vampire et sa victime Jonathan est du même ordre que le plaisir sexuel. Il suffit de voir quel est le vocabulaire ici utilisé. Néanmoins, les sentiments que ressent le simple mortel envers le vampire sont ambivalents: Jonathan, ici, ressent du désir pour cette femme mais aussi du dégout et de la peur (ce que montre bien l'expression "une volupté à la fois émouvante et repoussante"). Mordre un humain est pour le vampire le comble de l'extase. C'est Anne Rice qui a le mieux développé cette idée puisque dans ces Chroniques des Vampires, partager son sang avec un autre vampire ou avec un simple humain remplace les plaisirs de la chair.
Coppola accentue, dans son film, l'érotisme contenu dans le livre de Bram Stoker. Les femmes vampires (complètement nues dans le film) ne se contentent pas de mordre au cou Jonathan: elles mordent toutes les parties de son corps. Cette scène ressemble alors fortement à un viol: on retrouve bien l'érotisme de la scène d'origine mais malheureusement, on perd la dimension de plaisir que ressent normalement la victime du vampire (Jonathan Harker joué par Keanu Reeves est étonnamment passif dans cette scène et semble souffrir plus que jouir). Néanmoins, le film donne maintes fois l'impression que la présence du vampire exacerbe le désir des simples mortels. Ainsi, à un moment du film, Lucy (Sadie Frost) et Mina (Winona Ryder) échangent un bref baiser. Cette scène surprend: on a pu voir auparavant que Mina était très pudique et ne pouvait s'empêcher de rougir devant les images érotiques du Kamasutra. Or,juste avant que les deux femmes s'embrassent, le visage de Dracula apparait dans le ciel. La présence du vampire ôte toute pudeur et souci des convenances à ces deux jeunes femmes qui n'écoutent alors que leur désir.
Le plaisir partagé par le vampire et sa victime lors de leur fatale étreinte se retrouve dans cette superbe scène où nous voyons Dracula (Gary Oldman) rejoindre Mina durant la nuit. Quand Dracula lui mord le cou,Mina a mal (mais n'est ce pas le cas de toute femme vierge qui fait l'amour pour la première fois?) mais c'est ensuite avec grand plaisir que Mina suce le sang de Dracula. Le visage du vampire alors en dit long: sa compagne lui fait atteindre le septième ciel...
III)Mina et Dracula: une histoire d'amour ou de désir refoulé?
On entend souvent dire qu'une bonne adaptation est une trahison. Je n'aime pas cette définition. Je préfère donc lui en substituer une autre.Dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel écrit que le traducteur d'un texte doit "permettre au sens profond de devenir apparent".Le travail d'un scénariste qui adapte un livre au cinéma est, de ce point de vue là, équivalent à celui d'un traducteur. Les meilleures adaptations de livres font donc jaillir le sens caché d'un texte en en cela, le film de Coppola est, pour moi, une excellente adaptation du roman de Bram Stoker. Coppola fait de Mina la réincarnation d'Elisabetha, une femme que Dracula a follement aimée et pour laquelle il s'est damné, devenant ainsi un vampire pour l'éternité. Dans le livre de Bram Stoker, il n'y a pas d'histoire d'amour explicite entre Dracula et Mina. On peut alors se demander si cette lecture du livre de Bram Stoker se justifie ou non.
a)"Moi aussi, je peux aimer..."
Dracula est il capable d'aimer? Dans le livre, on sait très peu de choses sur le passé de Dracula: on apprend juste de sa bouche qu'il a protégé son pays contre les hordes autrichiennes et hongroises. En celà, il est fidèle au personnage de Vlad Dracul , qui a vraiment existé et a servi de modèle à Bram Stoker pour son livre. Pour créer un passé à Dracula, le scénariste du film s'est inspiré de la véritable vie de Vlad Dracul et de son fils Vlad l'Empaleur. Comme Vlad l'empaleur,Dracula,est un guerrier cruel qui empale ses victimes. Et comme Vlad Dracul, Dracula fait partie de l'Ordre du Dragon qui se bat pour l'Eglise contre les Turcs. En revanche, le personnage d'Elisabetha est totalement inventé par le scénariste et n'existe pas dans le livre. Néanmoins, un court passage du roman peut faire penser que Dracula est devenu vampire à cause d'une femme (comme c'est le cas dans le film). En effet, quand Dracula découvre que ses femmes vampires ont osé s'en prendre à son invité Jonathan (qui là encore raconte la scène), il entre dans une colère noire:
"_Comment l'une d'entre vous a t-elle osé le toucher? Comment osez vous poser les yeux sur lui alors que je vous l'avais défendu? Allez vous-en, vous dis je! Cet homme est en mon pouvoir! Prenez garde d'intervenir, ou vous aurez affaire à moi.
La jeune femme blonde, avec son sourire provocant, se retourna pour lui répondre:
_Mais vous même n'avez jamais aimé! Vous n'aimez pas!
Les deux autres se joignirent à elle, et des rires si joyeux, mais si durs, si impitoyables retentirent dans la chambre que je faillis m'évanouir. Au vrai, ils retentissaient comme des rires de démons.
Le comte, après m'avoir dévisagé attentivement, se détourna et répliqua, à nouveau dans un murmure:
_Si, moi aussi, je peux aimer. Vous le savez parfaitement. Rappelez-vous! Maintenant, je vous promets que lorsque j'en aurai fini avec lui, vous pourrez l'embrassez autant qu'il vous plaira."
Par la suite, Dracula ne fera jamais plus allusion à une femme qu'il aurait aimé. Néanmoins, ces paroles justifient l'invention d'Elisabetha dans le film. D'ailleurs, on retrouve ces mots tels quels dans le film.
b)"The Bride of the Master"/ La "Mariée" du Maitre
Dracula a donc bien aimé. Mais est il capable d'aimer à nouveau? Dans le livre de Bram Stoker, est il amoureux de Mina? Là encore, un petit détail peut le faire croire. Ainsi, alors que Mina court rejoindre Jonathan à Budapest pour l'épouser (p131 de mon livre), le docteur Seward raconte p 132 son entrevue avec Renfield, un fou au service de Dracula:
"Pendant une demi-heure et même davantage, Renfield se montra de plus en plus excité. [...] Puis, il se calma et avec un air de résignation, alla s'assoir sur le bord de son lit; il se mit à regarder dans le vague avec des yeux éteints. Je voulais savoir si cette apathie était réelle ou simulée et j'essayais de le faire parler de ses petites bêtes -sujet qui n'avait jamais manqué encore d'éveiller toute son attention. D'abord, il ne répondit pas puis finalement, il dit avec humeur:
_Au diable tout cela! Peu m'importe...
_Comment? l'interrompis-je. Vous n'allez pas me dire que vous ne vous intéressez pas aux araignées? (Car depuis quelques jours, sa principale marotte, ce sont les araignées, et son calepin est rempli de petits chiffres.)
A cela, il répondit d'une façon énigmatique:
_Les demoiselles d'honneur réjouissent les yeux de ceux qui attendent l'arrivée de la mariée; mais quand vient celle-ci, les demoiselles d'honneurs n'ont plus aucune importance aux yeux des invités."
Pour le lecteur aussi, ces paroles sont énigmatiques. Qui est cette "mariée"?Est ce Lucy qui va bientôt devenir "la femme du démon" (comme le dira plus tard Van Helsing) ou bien Mina qui va bientôt épouser Jonathan? Pour ma part, je pense que ce n'est pas une coïncidence si le mot "mariée" apparait alors que le futur mariage de Mina vient juste d'être évoqué. Dans cette optique, Lucy est peut-être une de ces "demoiselles d'honneur" qui n'a plus d'importance pour Dracula puisque c'est maintenant Mina qu'il désire. En outre, si Mina est l'épouse de Dracula, cela implique qu'elle n'est pas seulement une femme parmi les autres victimes de Dracula (Lucy et sans doute les trois femmes vampires). Elle est peut-être LA femme qu'aime Dracula .. Dans le film, on retrouve cette idée puisque Renfield (Tom Waits) appelle Mina "The Bride of The Master" ("la femme du Maître") et que c'est pour se venger de la trahison de Mina qui a choisi Jonathan que Dracula tue Lucy.
c)"Je n'avais nulle envie de m'opposer à son désir"
Dans le roman de Bram Stoker, quels sont les sentiments de Mina à l'égard de Dracula? Il semble que Mina elle même ne sache pas trop quoi penser du vampire.
"Je me demande s'il ne faut pas, après tout, avoir aussi pitié d'une créature traquée comme l'est maintenant le comte. Car cette créature n'a rien d'humain, et ne ressemble même pas à un bête. Mais d'autre part, quand on lit ce que raconte le Docteur Seward de la mort de Lucy et des évènements qui suivirent, il est impossible d'éprouver pour Dracula la moindre pitié." En seulement trois phrases, Mina montre toutes ses contradictions. Il est manifeste ici qu'elle a pitié de Dracula mais qu'elle refuse de le reconnaître ("il est impossible d'éprouver..."). Elle est en tout cas la seule à éprouver un peu de pitié pour Dracula. Pour les personnages masculins de cette histoire, le comte est un monstre qui n'a absolument rien d'humain. Mina est seule dans un cercle d'hommes. Elle est la seule femme à s'exprimer dans ce roman (Lucy parle aussi dans quelques lettres mais elles sont très courtes): tous les autres journaux et lettres de ce roman sont écrits par des hommes. Par conséquent, peut-être se sent elle obligée de suivre l'opinion générale et c'est pourquoi, elle ne dit pas vraiment ce qu'elle pense de Dracula. Je vais néanmoins chercher à décrypter les sentiments de Mina envers Dracula.
Voici comment Mina décrit Dracula la première fois qu'elle le rencontre: "Son visage n'annonçait rien de bon; il était dur, cruel, sensuel, et les énormes dents blanches, qui paraissaient d'autant plus blanches entre les lèvres couleur rubis étaient pointues comme les dents d'un animal". Il est amusant de remarquer que, comme Jonathan lorsqu'il est attaqué par les femmes vampires, Mina remarque "les lèvres couleur rubis" du vampire. A l'égard de ce vampire, ses sentiments sont les même que ceux qu'éprouvaient Jonathan à l'égard des femmes vampires: la peur ("il était cruel") mais aussi le désir ("il était sensuel"). Quelle est cette peur? Peut-être Mina a t-elle peur de tromper son mari (qui lui même l'a déjà trompé avec les femmes vampires). Dans cette optique, en accentuant l'érotisme de ce "viol" par les femmes vampires, Coppola veut insister sur le fait que Jonathan a trompé sa femme. D'ailleurs, toujours dans le film, Van Helsing, lui même, le questionne sur "ses infidélités avec les démones"
Dans le livre, Mina cherche à cacher son attirance pour Dracula. La première fois que Dracula vient la voir durant la nuit sous la forme d'un brouillard, elle préfère penser qu'elle rêve. Elle voit soudain deux yeux rouges briller à travers le brouillard et tout de suite, elle fait le rapprochement avec les femmes vampires: "Soudain, je frémis d'horreur en me disant que c'était ainsi que Jonathan avait vu ces trois créatures infernales se détacher des rayons de lune où tourbillonnait la poussière et prendre peu à peu la forme de femmes; puis je dus m'évanouir tout en rêvant, car il n'y eut plus autour de moi que des ténèbres.". Ce n'est pas un hasard si elle se souvient de l'infidélité de son mari au moment où elle même s'apprête à lui être infidèle. Heureusement, elle s'évanouit et évite ainsi de commettre une adultère. Mais Dracula revient et c'est ainsi que le Docteur Seward les prend en flagrant délit: "Dans sa main gauche, il (=Dracula) tenait les deux mains de Mrs Harker ou plutôt il les écartait de son buste autant qu'il le pouvait, de sorte que les bras de la jeune femme fussent entièrement tendus: de sa main droite, il lui tenait la nuque, l'obligeant à pencher le visage sur sa poitrine. Sa chemise de nuit blanche était tachée de sang, et un filet de sang coulait sur la poitrine de l'homme, que sa chemise déchirée laissait à nu". Par la suite, Mina cherchera à se justifier aux yeux de tous ces hommes. Mais, elle ne pourra s'empêcher de dire: "J'étais comme étourdie et, chose étrange, je n'avais nulle envie de m'opposer à son désir". Ainsi, elle avoue (enfin) son attirance pour Dracula...
Par conséquent, je trouve que le film de Coppola propose une lecture très pertinente du livre. Comme j'ai tenté de le montrer, imaginer une histoire d'amour entre Dracula et Mina est une très bonne idée, puisque que le désir sexuel que l'on accepte ou que l'on refoule (comme le fait Mina) est le sujet même du livre. En outre, Coppola fait ainsi de Dracula un héros tragique et romantique, éminemment complexe (il a d'ailleurs de multiples visages dans le film: celui du beau prince charmant, du vieux comte en manteau rouge, de l'hideux "loup garou" qui copule avec Lucy, de "l'homme/chauve-souris"...) alors que le vampire de Bram Stoker était seulement un monstre, venu réveiller les désirs diaboliques des hommes pour les pousser à commettre des péchés mortels...